Eugène Adam - Lanti (1879 -1947) - Chronologie.
1879 - 19 juillet : naissance de Eugène Aristide Alfred Adam à Saint-Jacques de Néhou.
1894 - Commence à travailler à Bricquebec comme apprenti menuisier.
1896 - Continue son apprentissage à Rouen. Rencontre avec l'anarchiste Sébastien Faure.
1899 - Poursuit ses études théoriques et pratiques à Paris. Fait la connaissance d'un autre anarchiste : Henry Ner.
1903 - Après une période de "routard" à travers la France, s'installe définitivement à Paris.
1908 - Mariage avec Marie Cornière, une normande qu'il connaissait déjà. Ils se séparent au bout de six mois, sans divorcer.
1909 - Il commence à travailler comme professeur d'ébénisterie.
1914 - Mobilisé comme infirmier au milieu de 13 prêtres catholiques. Il fraternise surtout avec l'abbé Lecomte. Ils apprennent ensemble l'Espéranto. En outre, il enseigne à Lecomte la menuiserie contre des cours de latin.
1918 - Démobilisé - Retour dans le même appartement parisien : 49 rue de Bretagne : Paris 7503.
1919 - Publie : " Où en est la question de la langue internationale ? " devient rédacteur de "Esperantista laboristo".
1920 - Fait partie du groupe qui refonde : "Liberiga stelo". Devient membre du parti communiste. S'en va habiter 24 Bd Beau Marchais - Paris 75011
1921 - Fondation de SAT =Sennacieca asocio tutmonda. (Association mondiale antionale.) Lanti devient rédacteur de Sennacieca Revuo = La Revue Anationale.
1922- Publication de "For la neutralismon ! " = A bas le neutralisme. Séjour de 3 semaines en Union Soviétique.
1923- Création d'une section communiste à l'intérieur de Sat pendant le congrès à Kassel.
1924 - Création de Sennaciulo, hebdommadaire qui remplace la Sennacieca Revuo. Barthelmess en est le rédacteur.
1925 - Lanti quitte, pendant une courte période, la présidence de SAT Publication de La Langue Internationale.
1926 - Le 17 février, Lanti déménage pour 14 av. Corbéra 75012. Il y habite avec Ellen Kate Limouzin. Il devient le rédacteur de Sennaciulo.
1928 - Lanti quitte le parti communiste ; il publie La Laborista esperantismo (traduit en 6 langues).
1929 - Lanti traduit et publie Candide de Voltaire.
1930- Il publie Naciismo = Nationalisme
Plena vortaro = Dictionnaire complet d'Espéranto.
Schisme à l'intérieur de SAT (Problème du communisme en URSS).
1931 - Publication " Vortoj de K-do E. Lanti." et "Manifesto de la sennaciistoj.
Fondation de la Sennaciista frakcio = la section anationale.
1933- Congrès de SAT à Stockolm : Lanti démissionne de la présidence.
1934- Publication de 3 essais - Skizo pri filizofio de homa digno : Esquisse d'une philosophie de la dignité humaine.
Absolutismo - Herezajo.
Divorce officiel d'avec Marie Cornière et mariage avec Ellen Kate Limouzin.
1935 - Nouvelle publication : " Cu socialismo konstruigas en Sovetio ?" Lanti fonde sa propre gazette "Herezulo ". Celle-ci continuera de paraître jusqu'à la fin de 1936.
1936 - Le 11 juin, Lanti quitte Paris pour le Japon. Il a l'intention d'y passer un long moment, voire d'y finir ses jours. Il apprécie la culture raffinée de ce pays, ses traditions immémoriales, le mystère qui entoure sa religiosité et sa philosophie. Par ailleurs, en dehors de l'Europe, le Japon est le seul pays où l'espéranto s'est développé. Hors depuis des années, Lanti ne parle plus que l'Espéranto. Lanti par pour Valencia, traverse Madrid au moment où la guerre civile va commencer. Séjour à Lisbonne. Espère trouver un compagnon de route pour embarquer. N'en trouve pas, mais embarque. Arrivée à Jokohama en novembre. S'installe à Tokio.
1937 - Epié par la police japonaise, change d'endroit : Jamashiro - Osaka.
Le semi-échec de son séjour au pays du Soleil Levant, améne le sennaciulo (le citoyen du monde) à finir sa vie en citoyen du monde. Départ pour l'Australie. Sydney. Première atteinte du mal qui l'emportera : sorte de furoncle inguérissable.
1938- Quitte l'Australie pour la Nouvelle Zélande. Passe par Melbourne et arrive à Wellingtown.
1939 - Départ pour l'Uruguay, puis l'Argentine et le Chili, à Santiago.
1940 - Fait publier "Leteroj de E. Lanti" , les lettres de E. Lanti. Il quitte Valparaiso, arrive à Accapulko. Puis s'installe à Meksico.
1941 - Traduit deux oeuvres : " Senartifikulo " = L'homme sans artifice. Puis zadig de Voltaire.
1947 - Suite à une nouvelle attaque de sa maladie, il souffre le martyre à cause d'un furoncle sur le crâne. Le 17 janvier, rédige son testament et met fin à ses jours. (pendaison).
Eugéne Adam, dit Lanti.
19-07-1879 - 17-01- 1947.
Nous sommes le 20 juillet 1879, à Néhou. Jean Adam et Henriette Lapnièce vivent un drame, le premier d’une longue série. Mariés depuis neuf ans, ils ont, deux ans plus tard, vu naître une fille Nathalie. La naissance du garçon, Eugène, devrait les combler de joie. Malheureusement, dans l’alcôve près de la cheminée, la mère se meurt. Elle a refusé la visite du médecin ne voulant pas être de ceux qui se laissent piller par ces « messieurs ». Dieu nous donne la vie, disait-elle. Il nous la reprend quand Il lui plaît. La voisine qui l’a aidée à accoucher et qui a perdu tôt son mari, partage son avis. Le curé vient juste de repartir après lui avoir donné l’Extrême-Onction. Elle commence à délirer et ses mains cherchent en tâtonnant les couvertures du lit. Encouragé par un voisin, Jean se décide à appeler le médecin de Bricquebec. Celui-ci, après avoir ausculté la patiente, maugrée que l’on a agi de manière stupide en l’appelant si tard : « Soyez courageux, mon ami, votre femme a peu de chances d’éviter la mort. Il faudrait un miracle, un vrai miracle !…Il est trop tard, trop tard !" A l’invitation de la voisine, tous se mettent en prière autour du lit. Vers trois heures du matin, Henriette devint plus tranquille et pu dormir un peu. Au lever du soleil, elle se tourna vers son mari et demanda : est-ce toi ? Où est Nathalie ? J’ai l’impression que j’ai rêvé. » N’avais-je pas raison, dit la voisine, on ne doit jamais désespérer, mais avoir foi en Dieu. Alors, le rejeton se mit à crier dans son berceau. Henriette tourna la tête et demanda qu’on lui montre le nouveau-né. Tout ce qui avait vie dans la maison se tu soudain et, en même temps, comme par une espèce d’influence mystérieuse de l’harmonie de la nature, la pièce se remplit des rayons du soleil qui apportaient l’espérance……
Voilà, un peu résumé, les premières pages de l’autobiographie de Lanti, écrite en Espéranto, à laquelle il donna le nom de « Fredo », en écho à celle du célèbre espérantiste suisse, Edmond Privat, qui avait écrit la sienne sous le nom de « Karlo ». Quelle différence entre les deux ! Karlo raconte l’enfance heureuse d’un petit genevois, qui réussit brillamment dans ses études, entouré d’affection. Il finit par épouser la petite adolescente qu’il avait remarquée, à quinze ans. Fille d’un docteur, elle devient la femme du jeune et brillant médecin. Des jours de bonheur leur sont promis.
Fredo, au contraire décrit les luttes d’un jeune garçon qui se sent étranger dans sa famille, à qui la terre de son village brûle les pieds et qui, ayant perdu la foi en Dieu et en son pays, va s’engager dans le mouvement anarchiste, animer des luttes syndicales et, à l’âge de la retraite, quitter la France et l’Europe pour aller s’installer au Japon avec l’intention d’y finir ses jours.
On connaît les limites de l’autobiographie. Cependant, la lecture de Fredo, qui se limite à l’enfance et à la jeunesse d’Eugène Adam, révèle de manière étonnante le caractère, les refus, les choix - et toujours dans une atmosphère conflictuelle – de celui qui, en 1921, à l’âge de 42 ans, deviendra Lanti : le penseur socio- politique fondateur de l’Association Mondiale Anationale.
a) « Le petit démon »
Dès ses premières années, Eugène manifeste un côté « petit démon », selon l’expression de sa mère. Il jette des pierres aux animaux. Sa mère désespère de cet enfant désobéissant, taciturne, têtu et même autoritaire. L’exact opposé de sa sœur, angéliquement douce, respectueuse, travailleuse et ordonnée. Pour se consoler, elle invente la légende de la bohémienne. Une femme appartenant à ces gens errants, semi- sorciers, serait venue subrepticement pendant sa maladie échanger l’enfant. Ce gamin est un bohémien, disait-elle, plus tard il deviendra un vagabond.
Eugène rapporte un seul souvenir, mais combien significatif ! On venait de lui offrir un petit chapeau avec une cocarde, lui demandant d’en prendre grand soin. Un jour, il accompagne sa mère au lavoir près du ruisseau, portant le petit chapeau. Pendant qu’elle s’occupe à la lessive, il jette le couvre-chef à l’eau. Avec peine, sa mère récupère l’objet avec un sévère avertissement pour le coupable et lui enfonce le chapeau sur la tête. Mais bientôt, de nouveau, le couvre-chef flotte sur l’eau. S’ensuivent quelques gifles sur les joues d’Eugène avec menace de l’enfermer dans une armoire. En vain ! Le rebelle recommence. La punition promise ne se fait pas attendre : il se retrouve enfermé dans la grande armoire où son père rangeait ses outils. Revenu de son travail, le père libère le prisonnier, mais exige qu’il demande pardon à sa mère. Refus. Retour dans l’armoire. Seule Nathalie, au retour de l’école, réussit par sa gentillesse à obtenir la demande de pardon. Son père se plaignît d’avoir un fils qui était une tête de bois, une vraie tête de bois…. Comment s’étonner, dés lors, du futur surnom de Lanti dans les milieux espérantiste : la senkompromisiulo = l’homme sans compromis !
b) – « Le petit saint »
SelonFredo, le hameau où habitait la famille Adam était constitué de six foyers et se situait à cinq kilomètres du centre de la commune. Aussi Eugène se sentit à la fête, lorsque, à la Pâque 1884, on attela le cheval pour aller en famille à la messe. On était à la mi-avril, la journée était ensoleillée, les arbres fruitiers et les aubépines étaient déjà en fleur. Mais ce premier contact avec l’Eglise se transforma bientôt en drame. Eugène, dans sa petite tête avait décidé, puisque l’église est la maison du Bon Dieu, qu’il doit être possible d’y voir cet être mystérieux. Si bien qu’il ne faisait que répéter : Où est le Bon Dieu, maman ? Je veux voir le Bon Dieu. Ne pouvant le faire taire, sa mère le sortit de l’église pour le remettre aux mains de son père qui fêtait Pâque au café. Le retour à la maison se fit dans une ambiance morose. Eugène était silencieux, ne comprenant pas pourquoi il n’avait pas vu le Bon Dieu. Sa mère se plaignait de son mari indifférent et dépensier. Jean se justifiait, disant qu’il ne voulait pas se retrouver au milieu d’hypocrites. Nathalie priait pour que son père s’amèliore.
Cette première désillusion n’empêcha, l’âge venu, son inscription au catéchisme en vue de la Communion Solennelle. Comme sa sœur, il y a quelques années, il fut bientôt le premier du groupe. Il émet cependant une réserve : si à l’école, l’instituteur donnait des explications pour que l’élève parvienne à comprendre, le curé, lui, se contentait de réponses toutes faites apprises par cœur. Mais cela ne l’empêcha pas de se préparer avec sérieux à la communion. Il était conscient que cet engagement exigeait des efforts dans sa vie quotidienne. Eugène fit une sérieuse confession pour laquelle il reçut une pénitence. Tout en priant, il repense soudain qu’un jour, il s’est montré curieux de la nudité de sa sœur. Nouvelle confession, nouvelle pénitence. Alors, il se souvient qu’un jour, il a éprouvé de la haine pour son père, qui étant rentré saoul de la foire, avait fait du vacarme toute la nuit empêchant la famille de dormir. Nouvelle confession où le curé le gronde et lui confirme que pour les autres péchés qui pourraient lui revenir en mémoire, il lui suffit de les regretter dans son cœur.
Le jour de la Communion venu, la famille Adam n’était pas peu fière de voir Eugène au premier rang, dans une église pleine à craquer. La messe finie, après la récitation des Actes, où Eugène avait le plus long, la famille, au vu du temps magnifique, déploya des draps dans un coin du cimetière, pour déjeuner sur place. Tous étaient dans la joie, mais Eugène restait silencieux, absorbé dans la pensée de l’acte qu’il venait d’accomplir. On revint à l’église pour chanter les Vêpres. Puis ce fut le retour à la maison où commença bientôt le dîner qui allait se prolonger tard dans la nuit.
C’est là qu’intervient un personnage truculent, l’oncle forgeron. D’où Eugène tenait-il la parodie de baptême qu’il a racontée ? Au repas du baptême d’Eugène, après des plaisanteries indécentes, il aurait saisi le « fisset » pour prononcer sur lui la formule suivante : « Au nom de mon enclume, avec le consentement de mon marteau, je fais de toi un chrétien. Deviens un digne citoyen français. Quand tu seras devenu adulte, conduis- toi avec les femmes avec l’ardeur voulue. Et honore ton pays par de fréquentes beuveries. Redoutez l’eau ! Amen, amen ! » Tous auraient ri, mêmes les femmes. En replaçant le « fisset » dans le berceau, l’oncle proclama que Fredo aurait une vie glorieuse et honorerait la France.
Vers le milieu de la nuit, l’oncle demanda le silence pour se lancer dans son « sermon » invitant à « communier » au bon cidre normand. Mais cette fois, le discours qui se voulait drôle ne fit pas son effet. Personne ne partit à rire. Eugène moins que les autres qui, à l’invitation de sa mère, choisit d’aller dormir. Il en garda tout de même une phrase en mémoire : » Jean, ton fils à l’air d’un petit saint. Pourtant, je crains que le petit saint d’aujourd’hui ne devienne un constipé et un hérétique. Juste prédiction, souligne-t-il, car je devins un hérétique et souffris toute ma vie de constipation.
Le temps viendra où Lanti n’aura pas de charges assez lourdes contre toutes les institutions établies : l’Etat, l’Armée et l’ Eglise. Il emploiera alors un langage qui n’est pas sans rappeler la manière colorée et outrancière de l’oncle forgeron.
c)– « Le Tour de France de deux enfants ».
Les époux Adam ne savaient ni lire ni écrire. Aussi se réjouirent-ils, lorsqu’ Eugène eut sept ans, de le voir fréquenter l’école pour apprendre à s’exprimer et à compter. Une crainte, pourtant, les tenaillait. Est-ce-que Eugène n’allait pas, une fois instruit, quitter son village pour la ville et abandonner la campagne ?
Le petit Eugène, malgré la présence à ses côtés d’un petit voisin de deux ans son aîné, fut un peu effrayé de se retrouver dans un endroit inconnu. Placé au fond de la classe, il regardait intimidé l’instituteur aux longues moustaches qui expliquait aux élèves des premiers rangs des choses auxquelles il ne comprenait rien. Et puis, il y avait les grandes cartes pendues au mur et l’armoire où étaient rangés des objets qu’il n’avait jamais vus à la maison y compris un os de crâne !
L’école fonctionnait de la manière suivante. L’instituteur dont l’autorité était incontestée se consacrait d’abord à ceux qu’il préparait au Certificat d’Etudes Primaires. Pour les autres, c’étaient les plus grands qui expliquaient aux plus petits les mystères des chiffres et des lettres. Mais, au bout de quelques semaine, l’instituteur remarqua combien Eugène étudiait avec application et se conduisait de manière irréprochable : « Très bien, mon petit, continue ! »D’un coup la peur qu’ Eugène avait ressentie se transforma en admiration pour l’homme qui savait tant de choses, qui avait tant de livres et tant d’images de diverses couleurs, y compris ce globe terrestre où chaque pays figurait ! Au bout de deux ans, Eugène avait tellement appris qu’il pouvait maintenant aider le petit voisin qui ne progressait pas au même rythme.
Les craintes de la famille étaient fondées. Parmi les livres que l’instituteur recommandait aux enfants qui savaient lire, il s’en trouvait un qui, à ses yeux, l’emportait sur tous les autres : « Le tour de la France par deux enfants – devoir et patrie- « de G. Bruno(1). Il s’agissait de deux orphelins d’Alsace, province conquise par les allemands. Ils s’enfuyaient de leur lieu de naissance pour devenir français. Pour diverses raisons, ils étaient obligés, pendant quelques années, d’aller de ville en ville et ainsi, ils visitaient presque toutes les régions de France. Chaque page du livre baignait dans le patriotisme. En le lisant, on apprenait à aimer le pays comme le catéchisme nous apprenait à aimer Dieu. On chantait la gloire des héros et des personnages éminents qui avaient donné gloire et renommée à la France.
La lecture assidue de ce livre agit sur Eugène de la même manière que le catéchisme dans lequel Dieu et les saints étaient portés aux nues. D’autant plus que l’instituteur, lorsqu’il enseignait l’histoire de France, donnait à sa voix et à son comportement la même ferveur que le curé pour parler de Dieu. Une seule chose intriguait l’enthousiasme d’Eugène : pourquoi ni l’instituteur ni son épouse ne fréquentaient l’église du village ? Mais il trouva réconfort dans le fait que le livre de G. Bruno chantait les louanges d’une sainte qui, il y a bien longtemps, prit les armes et livra bataille aux anglais pour bouter hors de France ces envahisseurs. Comme elle, Eugène voulait être bon chrétien et fier d’être né en France, la plus noble et la plus glorieuse de toutes les nations. Et il voulait maintenant faire comme les deux enfants. Deux choses le fascinaient : les montagnes aux neiges éternelles et les cathédrales. Déjà il ne se sentait plus d’admiration pour l’église de Néhou. Mais il était persuadé que les prières devaient être plus efficaces dans les cathédrales.
C’est dans cet état d’esprit qu’ Eugène passa avec succès le Certificat d’ Etudes. Pour la famille, la joie fut de courte durée. Elle devait affronter un nouveau drame. Bientôt, l’instituteur arriva pour parler de l’avenir d’ Eugène. Il mit beaucoup de ferveur et d’éloquence pour convaincre les parents qu’un avenir assuré était promis à leur fils. Il serait regrettable qu’il arrête d’étudier. Qu’il fasse encore une année à l’ école de Néhou et je lui ferai obtenir une bourse pour entrer au lycée. Il doit continuer à s’instruire car il en a la capacité. La France a absolument besoin que tous ses enfants développent la totalité de leur potentiel intellectuel. Nous avons perdu la guerre de 1870 parce que les gouvernants d’alors avaient négligé la discipline intellectuelle. Si les allemands ont gagné, c’est qu’ils sont l’un des peuples les plus cultivés du monde. Notre pays doit comprendre clairement que les écoles sont les lieux pourvoyeurs de force intellectuelle sans laquelle aucun pays ne peut prétendre être une grande puissance. Et la Normandie, qui est l’une des plus riches provinces doit concourir avec les autres pour enrichir le pays.
Pour toute réponse, Jean Adam répondit : « J’y réfléchirai. »Il ajouta que c’était maintenant le moment de la récolte et que l’aide d’ Eugène lui était nécessaire…..
Le jeune Eugène resta silencieux. Mais à n’en pas douter, « la tête de bois » avait déjà pris la décision de quitter la terre de Néhou. Qu’adviendra-t-il alors d’ Eugène Adam ? Est-ce que « le petit démon » et « le petit saint » parviendront à cohabiter dans un adulte équilibré ? Ou sont-ils voués à se combattre chez un « romanichel » toujours errant à la recherche de lui-même ?
(1) – Ce petit livre, qui contribua à former des générations d’élèves, est toujours édité. Il était destiné au Cours Moyen. Il se présente comme « Un livre de lecture courante avec 212 gravures et 19 cartes géographiques.
Editions France Loisirs.
II
L’ a p p r e n t i .
Quelques semaines
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EUGENE ADAM, DIT LANTI.
( 19-07-1879 / 17-01-1947.)
« Le monde est un chaos.
La tâche de l’homme est d’y mettre de l’ordre »
Lanti – ( Fredo).
1) – De l’apprenti…. au professeur de dessin pour création de meubles.
La nouvelle année scolaire va commencer. Eugène attend ce moment avec impatience, désirant , selon le vœu de l’instituteur, continuer ses études après son succès au C .P.E. Les parents s’y opposent d’abord. Mais, au vu de la mauvaise volonté d’ Eugène pour le travail à la ferme, finissent par céder. Mais sa déception est grande en constatant que le nouvel instituteur n’a pas les qualités pédagogiques du précédent. Il se met à faire l’école buissonnière. « Très bien, dit Jean Adam, la France a encore besoin de cultivateurs ». Mais Eugène songe à imiter l’un des petits héros de « Le tour de la France par deux enfants » : pendant ses errances celui-ci apprit le métier de serrurier. Pour lui, ce sera menuisier. La famille est dans tous ses états. « Tu n’es pas mon fils, tu es un romanichel », dit la mère. « Tu deviens fou », « tu as des lubies », dit le père. Sa sœur ainée pleure en silence. Eugène quitte la maison et se met à errer dans les environs. Il finit par se retrouver chez le forgeron, l’oncle Burlas. Il travaille une journée chez lui qui, après un bon souper, le ramène à ses parents. Le père l’envoie aussitôt se coucher. Les adultes discutent sur l’avenir du « romanichel ». L’oncle Burlas plaide pour Eugène : il est sûr que si on le laisse faire, il réussira. En un mois tout est arrangé : il est apprenti chez le menuisier Durel, une pieuse couturière le loge à peu de frais et il retrouve son instituteur Patten qui l’invite aux cours du soir qu’il organise. Eugène exulte : « Tout est en ordre : un maître compétent pour apprendre un métier ; de bons enseignants pour l’étude du soir ; une pieuse hôtesse pour s’occuper du corps et de l’âme ».
Il travaille ainsi pendant 27 mois. Mais il se rend compte qu’on ne lui fait pas confiance pour la réalisation de certaines tâches plus compliquées. Un dimanche matin, sans avertir personne, il quitte Bricquebec pour Valognes. Un voyage à pied de ….20 km, précise-t-il !!! Là, il trouve tout de suite du travail et va y rester une année. Le voilà à l’aube de ses 18 ans. C’est un solide gaillard aux cheveux bruns, avec des yeux qui fusillent ceux qui tenteraient de le dévisager. Grâce à sa force physique et à sa capacité de s’organiser dans son travail, il vit les 12h de labeur quotidien comme un jeu d’enfant et il peut y ajouter quelques heures supplémentaires d’étude ou de lecture. Il se rend compte que ses relations avec ses camarades ne sont pas chaleureuses. On apprécie que modérément ce camarade absorbé dans son travail, avare de paroles, fuyant les « tournées » qui accompagnent l’arrivée de la paye et qui économise sou à sou. Mais un jeune étudiant avocat qu’il rencontre le confirme dans ses ambitions : « tu es un homme de métier intelligent et tu pourrais devenir un artiste. Etudie donc la géométrie, le dessin, l’histoire des arts et des choses de ce genre ». Ainsi encouragé, Eugène, dont le pécule est devenu suffisant, décide de gagner Rouen.
L’arrivée dans cette ville chargée d’histoire fait l’effet d’un rêve éveillé chez l’enfant de Néhou. Pendant plusieurs jours, il visite cathédrales, églises, musées et demeures anciennes. Il en oublierait presque le but de sa venue : trouver du travail. Pourtant, c’est bientôt chose faite. Usant de son culot habituel, il se fait passer pour plus formé qu’il n’est. Et le voilà embauché chez un restaurateur de meubles anciens et aussi vendeur – surtout pour les anglais ! – de pseudo-meubles d’époque. C’en est trop pour le jeune homme « sans compromis » qu’est Eugène. Il gagne Paris.
Il y arrive en 1900, au moment de l’ Exposition Universelle. L’intense activité créée par l’évènement l’aide à trouver facilement du travail, tout en poursuivant ses cours du soir. Pourtant, pendant environ trois ans, il va quitter la capitale pour « le tour de la France ». Nous avons très peu de renseignements sur ces années d’errance. Mais, en 1904, il se retrouve à Paris où il va séjourner jusqu’en 1936, le moment où il quitte définitivement la France. Il reprend son activité selon un rythme maintenant bien établi. Pendant la journée il exerce son emploi d’ouvrier ébéniste ; les soirées et les moments libres, il continue ses études pour devenir enseignant dans son art, y ajoutant des cours de français aux lycées Condorcet et Charlemagne. Il obtient son diplôme et, quelques mois après,acquiert par concours, le poste d’enseignant dans les écoles élémentaires. Il a alors, trente ans. Le voilà établi dans la vie et, en 1908, épouse Marie Cornière, de 4 ans son aînée et qu’il connaissait depuis longtemps. Ils se séparent au bout de six mois, sans toutefois divorcer. Eugène avouera que la fidélité conjugale n’était pas sa vertu première !
Comme pour beaucoup de français, le quotidien d’Eugène Adam est brusquement interrompu par la mobilisation de 1914. Il est appellé comme brancardier, d’abord dans l’ouest de la France ( Vitré et Evron), puis dans l’est. Il est en compagnie de 13 prêtres catholiques, dont un abbé Lecomte. C’est avec lui qu’Eugène se lie d’amitié. Ils aimaient discuter ensemble dans les moments libres. Les deux copains louèrent une chambre en ville où ils se réfugiaient dans les moments libres pour des échanges studieux. Lecomte enseignait le latin à Eugène et celui-ci, en retour, lui transmettait ce qu’il savait de géométrie. En outre, Lecomte révéla à Eugène les premiers éléments d’une langue nouvelle, créée par un juif Polonais, Zamenof. Cette langue, l’ Esperanto, qui se recommandait par sa simplicité et sa logique, beaucoup plus facile à apprendre que les langues nationales ; se présentait, selon le vœu de son initiateur, comme un moyen permettant d’unir rapidement tous ceux qui, à travers le monde, désiraient surmonter les frontières nationales et linguistiques, pour se retrouver dans un climat de compréhension et de fraternité. Le projet enthousiasma le fils de Néhou. D’autant qu’il vivait le drame que cette langue voulait surmonter. Comme brancardier, il ramenait à l’infirmerie des soldats français, mais aussi des allemands. Et autour de lui, on comprenait mal son exigence pour que soient traités de la même manière les uns et les autres. Plus grave, il arrivait que ce soient des allemands blessés et sauvés par lui qui exprimaient le plus d’incompréhension !
La guerre finie, il semble que l’abbé Lecomte cessa de pratiquer l’Espéranto. Il en fut tout autrement pour Eugène Adam. Il avait trouvé là le sésame qui devait permettre à la classe ouvrière de communiquer et de s’unir à travers le monde. Il décide alors, en plus de son travail habituel, de se consacrer à l’Esperanto pour sauver le prolétariat. Et voilà qu’en mai 1922, il fait paraître ce communiqué stupéfiant dans le bulletin espérantiste : « Eugène Adam, rédacteur à la revue an-nationaliste s’est donné la mort en octobre 1921. Et voici son testament. On gardera le silence sur ma mort. Si j’ai des amis, qu’ils ne prennent pas le deuil, mais se réjouissent. On ne gaspillera pas de place dans le journal pour un article nécrologique ennuyeux. Si je n’étais pas pleinement conscient de l’insignifiance de ma vie, peut-être oserai-je dire à mes compagnons de combat : si vous voulez d’une manière ou d’une autre vous souvenir de moi, que ce soit par une inlassable propagande pour la langue an-nationale. » Que s’est-il passé ? Tant d’autres auraient été satisfaits d’un parcourt gratifiant auquel s’ajoute la chance d’être sorti sain et sauf d’un conflit insensé. Mais il le reconnaît lui-même : « Il n’était pas dans la destinée d’Eugène Adam de vivre comblé sur une route toute tracée ». L’oncle Burlas l’avait déjà prévenu : « Tu prends les choses trop au sérieux. Il faut se conduire modérément en toutes choses. Tu es trop obstiné, Eugène. » Mais rien n’y fait. Et, à Valognes, au milieu de ses compagnons de travail, Eugène a le sentiment « d’être d’une autre race que ses compatriotes, d’être un étranger parmi ses proches ». Que lui manque-t-il donc ?
2) « Il me faut impérativement trouver une route à suivre » ( Fredo)
Eugène approche de ses 18 ans lorsqu’ il cherche sa route, il en a 43 lors de son « annonce nécrologique » et il n’a vécu que des « orages ».
Le premier se déroule à Bricquebec, au cours d’une Semaine Sainte. Le menuisier Durel l’avertit que pendant deux semaines, ils se déplaceront sur un chantier extérieur. A chacun d’emmener sa gamelle. Le vendredi saint, au repas de midi, le chrétien pratiquant qu’est Eugène voit son patron manger de la viande. Horreur ! Il se dit que son patron va mourir dans la journée en punition de son péché. Comme rien ne passe, il se demande si Dieu existe. Il en parle à son hôtesse qui lui répond que cet « impie » paiera plus tard. Pas satisfait, Eugène demande à rencontrer Mr Patten, l’ instituteur , dont il avait remarqué l’absence de pratique religieuse. Au cours de cette « confession », Eugène pose la question : « Dieu existe-t-il ? La réponse de Mr Patten est très concise : des personnes intelligentes et très instruites croient Dieu ; d’autres personnes, aussi intelligentes et aussi instruites n’y croient pas. C’est donc à chacun de choisir. « Nous marchions dans la rue, écrit Eugène. Un nuage glissa et recouvrit le disque de la lune. La route devint sombre. » Cependant, avant de se quitter, Mr Patten lui délivra un message, qui éclaira la route pour quelques mois. « Ce qui est important, mon petit garçon, c’est le sort de notre patrie. Et il est possible d’être un bon patriote que l’on croie ou non en Dieu. Au revoir. » S’ensuit, pour Eugène, une nuit sans sommeil. Il continue d’aller à l’église, mais le cœur n’y est plus. « Il me reste à chercher la vérité. Mais, sans doute, la route sera longue… » Pour l’instant, il se console avec l’amour de la patrie. Donner sa vie pour elle, c’est être un peu semblable au Christ qui donne sa vie pour le salut du monde. Eugène apprend à aimer les hymnes patriotiques et envisage de s’engager dans l’armée…..En attendant l’âge requis, il se donne deux objectifs : visiter les belles régions du « plus glorieux des pays » ; lire et comprendre des livres qui affermiront ses convictions religieuses.
Mais bientôt l’ « orage » de Valognes sera déterminant. Ces pages de « Fredo » mériteraient de trouver place dans une anthologie. N’était la langue, l’espéranto ne pouvant créer la charge émotionnelle du français, on pourrait penser à du Chateaubriand. Comme à chaque fois avec Eugène, on part du concret. Deux faits vont provoquer un choc dans la tête de l’apprenti : une sculpture représentant une scène licencieuse dans l’église de Valognes ; l’existence dans cette même ville d’un couvent de sœurs bénédictines.
Dans ses moments libres, Eugène va visiter l’église de Valognes pour admirer l’architecture. Il découvre, par hasard, « dans un coin sombre » une sculpture qui représente un moine et une moniale dans une situation plus qu’équivoque. Il est « pétrifié de surprise ». Moins peut-être moins à cause de l’image que du fait qu’un artiste chrétien puisse ainsi se moquer de Dieu. Il va trouver son camarade Mouchel, lequel dit n’avoir jamais vu cette sculpture, « on m’en a parlé mais j’ai pris ça pour une blague. Si tu me le dis, ce doit être vrai ». Et il ajoute : « Tu ne crois pas que c’est un peu idiot de te creuser la tête pour un truc qui ne te concerne pas. …Laisse les curés s’occuper de leur église. D’ailleurs, malins comme ils sont, ils seraient capables de demander l’aide du diable, si cela pouvait faire prospérer leur trafic….Comprends aussi que Dieu n’a besoin ni d’intermédiaires ni de lieux spéciaux pour entendre nos prières. Et en quoi une religieuse serait plus respectable qu’une bonne mère de famille ? Et puis, tous autant que nous sommes, y compris curés, moines et moniales, avons été pétris de la même argile…Alors, ne viens plus m’importuner avec ce genre de questions. » La réponse de Mouchel interpella Eugène « tant elle était directe, pleine d’éloquence naturelle et sincère dans le ton. » Pourtant, loin d’être apaisé, Eugène sentit monter en lui de nouvelles bourrasques qui exigeaient d’être apaisées. Cette fois, il va à la bibliothèque et y découvre « l’Histoire des religions »( Les origines du christianisme) de Renan. Ce livre imposant, s’exprimant dans un langage inhabituel pour Eugène, l’oblige à courir dans une brocante pour acheter un dictionnaire. Après des mois de lecture, il fait sienne l’opinion de l’auteur que la religion catholique ne peut prétendre être la vraie. Toujours exigeant, l’apprenti pense qu’il lui faudrait lire un autre livre qui présenterait favorablement la religion de son enfance. Mais où le trouver ? Il décide de lire la Bible. Un vicaire de Valognes, ami du jeune étudiant en droit connu d’Eugène, lui en offre une. La lecture s’en révèle décevante. Il y lit des scènes qui sont proches de la pornographie et puis, lui si violent, ne supporte pas les sautes d’humeur du Tout-Puissant. Il est cependant touché par la personne de Jésus, si humain et en même temps révolutionnaire. La crise prend fin un dimanche où Eugène s’en va avec sa Bible se promener sous une allée bordée d’ormes. Il rencontre l’étudiant, lequel lui conseille d’arrêter de lire autour de la religion. « D’ailleurs, lui dit-il, je te quitte ; l’orage menace parce que tu ne sympathises pas avec Dieu ». Rentré dans sa chambre, l’apprenti regarde de sa fenêtre l’orage se déchainer sur la ville. Sous ses yeux, l’un des ormes s’écroule foudroyé net tandis que le clocher de l’église reste intact. Eugène conclu : « Ce n’est pas par la prière que l’on se protège contre la foudre, mais en captant et en conduisant l’électricité ».
La présence des sœurs bénédictines à Valognes interroge doublement Eugène ; sur son propre choix de vie et sur celui de sa sœur. Il sait que vit chez les sœurs, une fille Véhi, la plus riche famille de Néhou. Celle-ci a une sœur, Blanche, du même âge qu’Eugène, et à laquelle il penserait volontiers pour en faire sa compagne de vie. Il pense aussi aux moines de Bricquebec, chez qui il y a des menuisiers. Ne serait-il pas plus sage, au lieu de vagabonder, de rentrer au monastère et de s’y fixer. A son sujet, il hésite, mais il sait que le vœu secret de sa sœur serait de se faire religieuse. Avant de partir pour Rouen, il retourne faire ses adieux à la famille. Il passe chez les Véhi. Un ouvrier lui dit que Blanche est maintenant en pension. Il s’éloigne, triste, mai se console en se disant que son manque de fortune rend tout mariage impossible. Mais surprise, en arrivant chez lui, il apprend que Nata se marie dans quelques semaines avec un certain Traver qui était « moche, un peu voûté, pas très intelligent, avec des paupières bougeant tout le temps, vêtu comme un mendiant. Mais il était riche et pieux catholique. » Lorsque Nata lui révèle qu’elle ne l’aime pas, mais se marie pour faire plaisir aux parents, Eugène s’indigne : un mariage imposé pour de l’argent, c’est tout simplement un viol ! Il refuse d’assister au mariage et quitte Néhou pour Rouen.
Eugène a perdu la foi en Dieu et en l’Eglise. Sa sœur mariée pour de l’argent, lui inspirent un mépris de l’or et du pouvoir. Il va être sensible, pendant un temps, aux sirènes anarchistes qui lui retirent ce qui restait d’amour de la patrie et pense que le combat syndical sera son « nouveau credo ». Pour combien de temps ? Sera-ce vraiment « la route à suivre » ?
Eugène Adam, dit Lanti
19-07-1879 - 17-01-1947.
« Il faut s’accoutumer à une manière de sentir, de penser et d’agir
qui soit a-nationale. »
Slogan de Lanti.
Nous avons quitté Eugène Adam en mai 1922. Par une de ces excentricités dont il est coutumier, il vient d’annoncer son « suicide » à ses amis. Il est désormais Lanti, ce nom qu’il a choisi pour être le prophète d’un monde nouveau où le socialisme abolira les classes ; où les travailleurs, unis par une langue commune, l’espéranto, seront les artisans d’un gouvernement universel.
Voilà l’objectif. Reste à le réaliser ! Depuis deux ans déjà, il est membre du Parti Communiste. L’année précédente, à Prague, en compagnie de trois amis, il fondé une nouvelle organisation : l’Association Mondiale A-nationale. Sa tâche ? « S’exercer à devenir citoyen du monde, en se débarrassant de l’idée de nation que l’éducation nationale nous a mis dans la tête et le cœur pendant notre enfance ». Et « s’accoutumer à une manière de sentir, de penser et d’agir qui soit a-nationale ».
A défaut d’une réalisation mondiale qui, Lanti le sait, n’est pas pour demain, qu’en est-il en terre socialiste ? En ce début de 1922, il projette d’utiliser ses vacances d’été pour faire un voyage en Union Soviétique. « La Russie… Le pays où, pour la première fois dans l’histoire, la classe prolétaire a conquis et conservé le pouvoir politique. Indiscutablement, c’est l’évènement le plus important de notre époque. La chute du régime tsariste pourrissant aura de grandes conséquences dans l’avenir. Pour cette raison, tous s’intéressent à ce pays assez mystérieux : les uns, pleins de haine, appellent de leurs vœux sa disparition ; les autres, n’ont pour lui qu’espérance et amour…… »
Les amis de Lanti tentent, par tous les moyens, de le dissuader d’entreprendre ce voyage. Outre le pressentiment des dangers courus, sentent-ils que « l’homme sans compromission » s’en va au devant d’un nouvel « orage » ? Rien n’y fait. Plus on lui parle de danger, plus il ressent « une étrange attirance ». Avec le même entêtement qu’il avait mis, au temps de son enfance, à vouloir rencontrer Dieu en personne dans l’église de Néhou, il veut aller à Moscou, « La Mecque du Socialisme », pour voir de ses yeux comment se passent les choses là où, depuis 1917, La Révolution d’octobre se poursuit.
Lanti quitte Paris le Ier août pour Berlin, puis Stettin. De là, il embarque le 6 pour Petrograde (Saint -Petersburg). Il est le seul français parmi des américains, des allemands, des russes, des italiens, deux algériens. Il utilise le temps du voyage pour s’initier à l’alphabet cyrillique, afin de pouvoir lire les enseignes russes. A l’entrée du port, un jeune russe invite le groupe à chanter ensemble l’Internationale. Tous entonnent « Debout les damnés de la terre », mais chacun dans sa langue. Le miracle de la Pentecôte ne se reproduit pas ! C’est une telle cacophonie que bientôt le chant s’arrête, chacun réalisant le ridicule de la situation. Descendus du navire, ils se dirigent vers « L’Hôtel International », où ils réussissent à entrer, en se frayant un passage parmi les prostituées qui vont et viennent. Le fait mérite d’être souligné, car le prude Lanti va souffrir durant tout son séjour de la promiscuité (chambre à quatre lits), des personnes des deux sexes se baignant nues dans la Moskova, de la vulgarité du personnel féminin dans les divers services (« Quelles pensées logent dans de telles têtes ? Quels sentiments dans leur cœur ? Elles sont à plaindre !) Il change 3.000 marks. Il reçoit en échange 21.000.000 de roubles. Souper à l’hôtel. Il mange une soupe où flottent de la viande et divers légumes et encore autre chose. Il ne peut manger. Il boit un peu d’eau. Coût : 2.000.000 de roubles ! »
Rien ne va venir démentir les premières impressions du nouvel arrivant. Partout des militaires en arme, des prostituées, des mendiants, des vendeurs de bricoles, une sorte d’opposition permanente entre étalage de luxe et misère criante, sans parler des tracasseries administratives avec pour corollaire des attentes interminables. Et que dire du « Nitchevo », qui, dans l’interprétation de Lanti, semble vouloir dire « rien à f….! »
Déjà Lanti s’interroge. Le Prolétariat a vaincu politiquement. Pourra-t-il vaincre économiquement ? Et qu’en est-il de la culture ? Il voudrait voir des réalisations concrètes à ce sujet. En réponse, on ne lui développe que des « plans » mirifiques pour le futur. Pourtant, il sent, dans la population, le désir d’apprendre. Plus il avance dans son périple, plus il relève ses « impressions peu encourageantes sur la faisabilité du communisme ». Et, dans le même temps, il se dit « plus convaincu que jamais de la grande signification du mouvement pour une langue mondiale. Pour un esprit qui veut réfléchir, il ne peut y avoir de doute à ce sujet ».
Va-t-il trouver encouragement chez les espérantistes russes ? Il est accueilli chaleureusement par ses amis que sont Nekrasov, Polakov, Demidjuk et Futerfas, qui « parlent couramment un bel esperanto. Je ne me sens plus en pays étranger ». Tous sont simplement des sympathisants communistes. Au désir exprimé par Lanti de rencontrer des espérantistes communistes, ils lui proposent de rencontrer Drezen qui est vice-directeur au Comité Central Exécutif, la plus haute des instances de la République. Quelques coups de téléphone de Drezen suffiront pour aplanir les difficultés administratives auxquelles Lanti n’a cessé de se heurter depuis son séjour. En outre, l’éminent espérantiste, linguiste renommé et dont la bibliothèque est riche de nombreux livres rares en espéranto, l’invite chez lui pour un dîner en compagnie de son épouse. La chaleur de l’accueil n’empêche pas des désaccords d’ordre politique : Drezen souhaite que l’organisation créée par Lanti se déclare purement communiste. Celui-ci ne l’entend pas de cette oreille !
A l’endroit où se réunit le groupe moscovite (environ 80), Lanti a l’impression que la propagande n’est ni énergique ni appropriée et que « là n’est pas le noyau auquel pourront se concentrer les forces capables de pousser en avant notre action au sein de la révolution russe ». Plus encore, il doit se rendre à l’évidence : les espérantistes se sentent honteux. « La sévère discipline communistes a étouffé chez plusieurs l’enthousiasme et la ferveur pour l’espéranto. »
De retour en France, Lanti rassemble ses impressions de voyage. Ce sera « Trois semaines en Russie ». C’est un opuscule plutôt qu’un livre – comme d’ailleurs chacune de ses œuvres – à peine 60 pages. A celui qui voudrait s’intéresser à la pensée de « l’homme sans compromis » de Néhou, c’est le plus accessible. Même si, à chaque page, s’impose le style concis de l’enquêteur exigeant, l’arrière-fond reste un récit de voyage où le détail pittoresque vient humaniser une confrontation tragique du rêve et de la réalité. C’est du moins l’impression du lecteur. Pour Lanti, il en va tout autrement. Il doit confesser à la fin de son récit : « Après une chute de la haute tour nimbée d’idéal où je me plaisais à caresser et bercer mon rêve, je me retrouve aujourd’hui plein de contusions. Mon état d’esprit est douloureux….Mon cœur est douloureux. »
Il devrait dire qu’il se sent divisé. La chose est évidente dés le début de son récit. Il fait profil bas. Lui, d’habitude si affirmatif, avance soudain à pas de loup. Comment lui, Lanti, pourrait-il se permettre un jugement définitif sur la réalité nouvelle d’un immense pays où tout est encore à l’état d’expérimentation. Il veut se contenter de dire sincèrement ses impressions. Mais certains de ses lecteurs – pas les plus nombreux – l’accusent de parler comme le ferait un anti-communiste. Ces accusations sont comme une goutte de vitriol sur une plaie vive. Il décide de répondre. « Est-ce qu’un communiste doit fermer les yeux, lorsqu’il voit quelque chose de mauvais, de laid ? Est-ce que le communisme est une nouvelle religion, ayant ses dogmes, que personne ne peut discuter sans risquer d’être considéré comme hérétique ? » La passe d’arme l’oblige à se dévoiler : « J’ai une autre compréhension du communisme. Je pense même que ne sont pas des communistes avisés, ceux-là qui se rapportent à l’œuvre de Marx comme des croyants à la Sainte Bible ».
En cet été 1922, Lanti vient d’atteindre ses 43 ans. C’est l’époque des premiers bilans d’une vie. Ses « Pensées d’après-voyage » sont, en fait, la mise en perspective de son itinéraire de pensée. Pour ses « confessions », Il part d’un constat : certains, dans les rangs communistes, voudraient que les faits s’adaptent à leur doctrine. Tel n’est pas l’avis de Lanti. Pour lui, le marxisme est « une méthode d’exploration qui facilite la compréhension de faits historiques complexes, qui s’enchevêtrent ». La doctrine marxiste peut parfois se tromper, mais la méthode d’exploration permet de réajuster les choses.
Si l’explication de Lanti est lumineuse intellectuellement, elle ne cesse de le tarauder intérieurement. « Suis-je encore communiste ? » Force lui est d’avouer : « Je ne suis pas de cette catégorie d’hommes qui fidèlement, tout au long de leur vie, restent liés à une religion, un parti ou une secte dans lesquelles le hasard ou parfois l’intérêt égoïste les ont mis. Sans cesse, je m’efforce à grand peine de m’orienter dans le labyrinthe des diverses théories ou doctrines ».
Revenant sur son passé, il avoue avoir cru – je dis bien « cru », souligne-t-il – pendant 10 ans, avant la première guerre mondiale, à la théorie anarchiste. La conduite de nombre d’anarchistes devenus patriotes acharnés, pendant le conflit, ôta de ses yeux « les lunettes colorées » qui lui avaient troublé la vue. L’idéal anarchiste vaudrait peut-être pour quelques nobles esprits supérieurs, mais pour les autres, il faut des lois. Lanti avoue avoir besoin pour lui-même de lois, de discipline, de soumission de l’intérêt particulier au bien général. Bien sûr, il est possible de discuter à ce sujet, mais les faits sont là : là où les lois n’existent pas, arrivent des désordres extrêmes, du brigandage et l’impossibilité de toute forme de culture. « On se doit de tendre à une société sans lois. Peut-être sera-t-elle possible au bout de plusieurs siècles. Mais il faut pour cela que les hommes – tous les hommes – aient atteint un haut degré de moralité et de perfection, qui nous manque complètement maintenant. »
Or, c’est de « maintenant » qu’il s’agit. Car ne l’oublions pas, si Lanti est un idéaliste dans sa visée, il est aussi un homme pratique : il a horreur de perdre son temps et œuvre toujours pour des résultats concrets. Il rappelle que s’il vient d’exposer son « état d’esprit actuel », c’est dans le « but d’attirer l’attention des gens qui réfléchissent aux problèmes que chaque révolutionnaire doit examiner avec grand soin. »
A partir d’un double constat : l’un personnel, l’autre politique, il va essayer de tracer une ébauche d’itinéraire.
Au plan personnel, Lanti a perdu depuis son adolescence toute foi religieuse. Depuis la guerre 1914-18, il a perdu sa « foi » anarchiste. Le voyage en Russie vient de faire fortement vaciller sa « foi » communiste. Que lui reste-t-il ? « Sur les ruines de mes croyances, se dresse une idée à laquelle rien ne peut porter atteinte : L’Internationalisme. La vie quotidienne montre la justesse de cette idée. Il est frappant de voir que, malgré toutes les barrières, l’humanité va, dans le sang et la violence, vers une unité de plus en plus profonde. Tous les problèmes à résoudre, qu’ils soient politiques ou économiques, se présentent à l’échelle internationale et obtiennent une juste solution proportionnellement à leur caractère international. Plus l’internationalisme règne dans le monde, plus l’humanité se porte bien ; plus il y a de nationalisme, plus il y a de haine, de mal. Jamais je ne doute de ce fait. »
Au plan politique, « l’expérience acquise pendant la Révolution russe montre que, pour l’instant, seul un management social basé sur une économie capitaliste peut aiguillonner l’industrie et chasser la faim. C’est bien sûr un constat regrettable ; mais il ne sert à rien de fermer les yeux lorsqu’on cherche une solution à un problème. » Et si le système socialiste établi en Russie a du faire place très rapidement, sous l’impulsion de Lénine, à la « Nouvelle Politique Economique », fortement marquée par un retour au capitalisme, c’est, constate Lanti, qu’il est contraire à l’agir humain : « Aujourd’hui je me mets à douter qu’une société puisse fonctionner lorsque le capital est absent et que tout envie de gagner et d’épargner est impossible. Il n’y a qu’une minorité d’idéalistes qui peut travailler avec pour seul aiguillon des motifs idéalistes. »
Au vu de ce constat, Lanti va tenter, pendant assez longtemps encore, de tenir les deux bouts de la chaîne.
D’une part, reconnaître que « La Russie Soviétique et la IIIe Internationale combattent au profit du Prolétariat. » Et, par ailleurs, c’est là qu’il reconnaît « la maximum de caractère international possible ». « Je reste communiste. »
D’autre part, puisque le capital, pour longtemps encore, est nécessaire pour faire fonctionner la société, que l’on vise au moins à deux choses : une seule monnaie, une seule langue.
Mais, dès l’année suivante, il doit accepter une section communiste soviétique dans son organisation a-nationale qui se voulait au dessus des partis. Staline va mettre en œuvre le socialisme réalisé « dans une seule nation ». En 1928, Lanti quitte le Parti Communiste. En 1935, il publiera la brochure : « Est-ce-que le socialisme se construit en Union Soviétique ? » A partir de compte- rendus directs, venus de ses correspondants espérantistes, la conclusion tombe comme un couperet : « Le communisme soviétique est un fascisme rouge ». Le temps n’est pas loin où les brillants espérantistes russes disparaîtront les uns après les autres, dans les purges staliniennes….Et le « fascisme sauvage » va de plus en plus s’étendre en Europe. Alors, une monnaie unique, une langue unique ?.....
Lanti va connaître de plus en plus des jours de mélancolie. Ni l’arrivée à Paris, en 1926, pour partager sa vie, de l’anglaise Ellen Kate Limouzin, une espérantiste proche de ses idées ; ni les visites chez eux, de l’oncle de celle-ci, Georges Orwell, occasionnant des débats intellectuels se prolongeant tard dans la nuit ; ni le travail acharné de Lanti, soit au sein son Association a-nationale, soit en tant penseur ou traducteur, ne peuvent l’empêcher de se sentir comme le bouc émissaire : « Je reçois des coups de tous côtés. » Il confie à un ami qu’il est de plus en plus « sceptique. » Bref, il est seul. En 1935, il fonde sa propre revue : « L’Hérétique » ! Mais, déjà il songe à quitter l’Europe pour devenir « citoyen du monde ». Il lui reste à peine 12 ans à vivre. Il nous restera à le suivre dans ces années de pérégrinations….
Lanti « citoyen du monde ».
« Il est possible que périsse la civilisation actuelle,
Comme on périt l’égyptienne, la grecque, la romaine et d’autres ;
Il est possible que jamais une paix mondiale ne voie le jour ;
J’ai pu, au moins par l’imagination, grâce à notre langue (espéranto),
Vivre cette vie idéale.
Par mon adhésion à SAT (Association Mondiale A-Nationaliste)
J’ai le sentiment agréable d’être un élément conscient
De cet embryon de société a-nationale
Que constitue notre organisation mondiale. »
Eugène Lanti.
Le 11juin 1936, Lanti quitte Paris. Il doit rejoindre un ami à Lisbonne afin de voyager vers le Japon où il envisage de séjourner, voire même d’y finir ses jours. Il embarque seul sur « Le Tigre », un navire norvégien qui, au bout de 7 semaines, arrive au Pays du Soleil Levant. Le Japon est le seul pays, en dehors de l’Europe, où l’espéranto s’est enraciné. Il rêve d’apporter son concours à ce mouvement vigoureux. De plus, il s’adapte très bien aux coutumes japonaises et s’intéresse même à la philosophie religieuse de ce pays, faite d’une interpénétration entre Bouddhisme et Shintoïsme. Mais il retrouve vite chez Bouddha sa propre perception : « Le monde est incompréhensible et notre vie sur terre est une grande et durable tragi-comédie ».
Mais très vite Lanti se heurte à trois obstacles : son passé anarchiste -communiste, qui lui vaut les assiduités de la police ; l’impossibilité où il se trouve, du fait de cette situation, d’apporter son aide au mouvement espérantiste ; sa difficulté à éviter les conflits avec les personnes qui l’hébergent.
Le 23 décembre 1937, il débarque à Sidney. Ce séjour en australie sera surtout marqué par un élément imprévu : la maladie. Nouvelles attaques de cette furonculose, dont la première avait eu lieu au Japon. Lanti en plaisantait l’attribuant à une vengeance du ciel : il avait mangé la nourriture offerte à l’entrée d’un temple ! Mme Hintze, l’infirmière espérantiste qui se dévoua auprès de lui alors que l’on attendait sa mort prochaine, proposait une autre explication : on avait tenté de l’empoisonner là-bas. Mais le « citoyen du monde » va bientôt souffrir de l’Australie : il ne peut s’empêcher de comparer « la barbarie » de ce pays avec la culture japonaise si riche en nuances ; le mouvement espérantiste, mis à part quelques personnalités, est sans vigueur et la prononciation affreuse ; son visa de séjour et les conversions monétaires rendent sa présence compliquée.
En novembre 1938, il arrive à Wellington, Nouvelle Zélande, où il va séjourner 4 mois. Enfin, une période heureuse dans sa vie. On apprécie le citoyen du monde, on voit en lui un éminent espérantiste, un penseur extraordinaire, on demande son avis : « Il faut venir aux antipodes pour jouir d’une autorité. Jamais, à Paris, je ne fus traité de la sorte. » On se tasse dans sa chambre pour y discuter, jusque tard dans la nuit, de sujets politiques. Lanti peut étaler toute sa connaissance du stalinisme et les épate par sa richesse d’information, dans un pays où, depuis de longues années, le Parti Socialiste gouvernait avec une majorité absolue. Lanti noue des liens avec d’éminents intellectuels et son intervention, pendant le IX° Congrès d’espéranto souleva l’enthousiasme et eut des échos dans l’ensemble de la presse nationale. Pourtant l’un de ses interlocuteurs écrit : « Mon impression fut celle d’un homme courtois, mais solitaire et même mélancolique, à la recherche du sens de la vie. Il me questionna beaucoup sur mes points de vue, sur mes convictions religieuses, sur la vie après la mort et sur d’autres points philosophiques ». Lanti commence à souffrir du matérialisme ambiant. En outre, le coût de la vie est plus élevé qu’en Australie. Et puis Lanti a la « bougeotte » !
Le 6 mai 1939, Lanti arrive, après un voyage mouvementé sur un bateau plus très jeune, à Montevideo, Uruguay. Une semaine après, il est à Montevideo, Argentine, chez son homme de contact Jorge Hess, pionnier de SAT. Là, nouvelle attaque de furonculose. Il faut l’hospitaliser, faire beaucoup d’analyses, sans résultat quant à savoir la cause du mal. Il tente de réveiller le mouvement sommeillant en Argentine, sans succès. Ses rapports avec Hess se tendent. Il souhaiterait se rendre au Brésil, mais les conditions d’entrée sont compliquées. Il va séjourner à Mendoza, à la frontière du Chili, du 16 août au 19 octobre. Il y reste du 16 août au 19 octobre. Entre temps, la guerre a éclaté en Europe et les contacts sont presque rompus avec ses amis de SAT. Mais Lanti reste très actif par sa plume. Il est occupé, avec ses amis, à la publication des « Mots de Lanti ». La parution, avec beaucoup de difficultés, aura lieu, en Belgique, au début de 1940. Fin 1939, il a commencé à écrire « Fredo », son autobiographie, dont la lecture de « Karlo de Edmond Privat avait fait naître l’idée. Un furoncle à l’index droit interrompra la rédaction. Il transpire sur la lecture et la recension de « La Grammaire complète », « ces trucs scholastiques » ! Il attaque ces « linguistes mondialement connus, qui expriment des absurdités compétentes sur l’espéranto. ». En 1941, ayant trouvé les œuvres de Voltaire dans une bibliothèque, il traduit « L’Ingénu »» et « Zadig ». Ils feront la trilogie avec la traduction antérieure de « Candide ».Il traduit encore d’autres livres qui ne seront pas publiés.
A son arrivée à Santiago du Chili, Lanti constate le manque de vie espérantiste et s’en afflige. Seulement deux vrais espérantistes : l’un stalinien et patriote, qui n’estime pas Lanti ; l’autre catholique, avec lequel Lanti sympathise. S’y ajoutent quelques autres sympathisants. On organise, en service minimum, une conférence de Lanti sur l’espéranto qui attire beaucoup de monde. Mais le mouvement ne fait rien pour tirer profit de ce succès. Et puis, Lanti est accablé à la vue du nombre de mendiants qui n’a d’égal que le nombre des bureaucrates. Si Lanti resta plus d’un an au Chili, c’est à cause des difficultés administratives pour obtenir un visa pour le Mexique. Une prolongation de plus de plus de 7 mois, pendant lesquels il vécut en ermite ! Il continue sa correspondance avec ses amis, surtout dans les pays les moins touchés par la guerre (argentine, Brésil, Mexique, Etats-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande. Mais il n’oublie pas ses amis en Europe : Kate Limouzin, sous les bombardements de Londres ; Bannier à Paris ; le lieutenant Waringhien prisonnier en Allemagne, qui reçoit une lettre censurée.
Le 20 novembre 1940, il s’embarque à Valparaiso et, après plusieurs étapes le long de la côte chilienne, il débarque à Acapulco, au Mexique. Ce pays jouit d’une réputation justifiée pour son accueil de réfugiés de tous ordres : républicains espagnols ; juifs d’Europe ; allemands fuyant les nazis ; d’autres encore. Anna Seghers, dans son roman « Transit » a évoqué ce départ vers la terre promise : le Mexique. Pour les espérantistes aussi, le Mexique fut une terre d’accueil. Lanti retrouve là-bas plusieurs amis, dont Azorin : toute sa famille parlait espéranto. Celui-ci, architecte de son métier, s’intégra vite dans la société et pu pourvoir sa famille d’un revenu assez aisé. Lanti, au contraire, resta l’original qui ne s’adapte pas. Sa manière de se conduire en autocrate faisait se dresser les cheveux. Il bénéficia de l’amitié d’Azorin qui l’aida dans le projet du « Dictionnaire illustré » et lui trouva des petits travaux (enseignement de langues), pour l’aider dans sa détresse financière. Il l’aida même à préparer, en 1946, les démarches administratives pour émigrer aux Etats-Unis. Sous l’impulsion de Lanti, fut lancé en janvier 1941, le « Bulletin Satanique », qui remplaçait « l’A-Nationaliste » qui venait de mourir en Europe, du fait de la guerre. En outre, il fit plusieurs conférences, à Radio Mexico. Et le directeur de « L’Institut Français d’Amérique Latine » lui commanda un article de cinq pages sur l’Espéranto. Dans ses moments libres, il part à la découverte, à travers les petits villages de campagne, jusqu’aux résidences d’Indiens. Un espérantiste lui a fait découvrir les bienfaits du Yoga. Il a appris à se tenir sur la tête, pendant de longues minutes. Ce qui lui vaudra de voir disparaître le gris de ses cheveux qui retrouvent peu à peu leur couleur brune.
Mais, pendant son séjour au Mexique, Lanti dut affronter deux énormes problèmes : le manque de ressources, occasionnées par les dévaluations successives du franc, qui réduisent à néant sa pension de retraite ; le problème du pays d’accueil.
N’ayant même plus de quoi acheter timbres et papier à lettres, ayant à peine de quoi manger, il doit accepter les dons d’un ami des Etats-Unis et d’un autre du Brésil. A la fin de la guerre, le Consul de France à Mexico, après accord avec le Ministère, fit augmenter la pension et proposa un retour en France.
Lanti n’avait pas envisagé, compte tenu de la faiblesse du mouvement espérantiste là-bas, de rester très longtemps au Mexique. La guerre en Europe en décida autrement. Il était attiré par le Brésil, pays le plus ouvert à l’idée espérantiste. Mais on le lui conseilla, pour des raisons politiques : « dans la situation actuelle votre venue est absolument non souhaitée ».
Il ne pouvait plus retourner en Argentine, où un nouveau décret interdisait l’entrée d’un immigrant de plus de 60 ans. Il était tenté par les Etats-Unis. Mais le niveau de vie élevé là-bas l’en dissuada. Il fallut qu’un ami de Los-Angeles accepte de payer les frais de transport et offre un mois d’hébergement, pour qu’il accepte cette solution. Finalement, la chose ne put se faire, à cause de l’intervention du Consul de France qui menait des tractations avec Paris pour un retour en Europe.
Mais le sort en décida autrement. Une nouvelle attaque de furonculose frappa Lanti, par un abcès à la tête, provoquant des douleurs atroces. Cette dernière maladie s’ajoutait à l’arthrose des doigts, à la chute des ongles et à diverses formes d’eczéma. C’en était trop.
Les tendances suicidaires de Lanti sont largement attestées. Deux fois déjà, en Amérique du Sud, il avait fait une tentative de suicide, qui, chaque fois, avait échoué au dernier moment. Manifestant une nouvelle fois son intention à son ami Sabaté de Buenos-Aires, celui-ci répondit : « la richesse de vos idées est source de renouvellement pour le Mouvement ; en outre, arrivent des temps nouveaux, où vous pourrez récolter les fruits de tout ce que vous avez semé. »
Mais pour Lanti, la coupe est pleine! Son rêve de vivre en citoyen du monde se heurte au double obstacle des certificats de séjour et à la variation du cours des monnaies. Et voilà qu’on lui propose comme solution le retour en France. L’horreur, pour celui qui voulait se détacher de tout lien affectif avec son pays d’origine ! Son ami Azorin tente de l’encourager. En vain. Le 17-01-1947, à 19h, selon Azorin, Lanti met fin à un parcours peu commun, mais tragique.
Bilan de la vie de Lanti.
Comme il l’avoue dans son autobiographie « Fredo », à la lecture du livre « Le Tour de la France par deux enfants »à l’école du village, « naquit chez Eugène Adam le désir de visiter de grandes villes et de rencontrer de belles choses à voir ». On peut dire que c’est le seul rêve qu’il ait vraiment réalisé. Dans sa jeunesse, il a connu plusieurs villes de France et surtout Rouen et Paris. Après la première guerre mondiale, son entrée dans le mouvement espérantiste et la fondation de sa propre Amicale des Travailleurs, à Prague, en 1921, il visitera, au fil des Congrès Internationaux, presque tous les pays d’Europe. Sans parler de son voyage en URSS, en août 1922, qui lui donne l’occasion d’aller jusqu’à Berlin, ensuite Stettin ; embarquement et voyage sur la Mer Baltique. Débarquement à Saint –Petersburg, puis Moscou.
Lors de son départ définitif de France, en 1936, il descend vers Marseille, visite plusieurs villes d’Espagne, se dirige vers le Portugal où il passe deux mois, avant d’embarquer à Lisbonne pour le Japon, en faisant escale à Port- Saïd, Aden, Colombo, Singapour. Ensuite, il va en Australie, en Nouvelle- Zélande, Uruguay, argentine, Chili, Mexique. Le voyage programmé pour les Etats-Unis, n’aura pas lieu……Un autre voyage entrevu pour le Maroc, n’avait pas eu lieu non plus, faisant ainsi de l’Afrique le seul continent où Lanti n’aura pas mis le pied !
SAT-Amikaro, l’Association qu’il a fondée, existe toujours. Elle est très active en ce qui concerne l’espéranto et très engagée au plan syndical. Mais qu’en est-il de l’idée a-nationaliste de Lanti ? Il semblerait qu’elle est davantage incarnée par le Mouvement des Citoyens du Monde, créé après la deuxième guerre mondiale, en 1948 exactement, par Garry Davis, ancien pilote de chasse de l’U.S. Air-Force, auquel ont adhéré, entre autres, Einstein, Gide, Sartre, l’abbé Pierre………
L’Espéranto, la langue internationale par laquelle Lanti voulait unir tous les travailleurs du monde entier, existe toujours, mais globalement est restée identique dans sa réalisation : limitée à des groupes, animés par des personnalités parlant et utilisant la langue, autour desquels de nombreux « sympathisants » adhèrent à l’ « idée » mais ne connaissent pas vraiment la langue. Internet a grandement favorisé l’utilisation et l’extension de l’espéranto, mais sans en changer la physionomie. Il n’est pas inutile d’ajouter qu’il est difficile d’obtenir une information objective sur l’Espéranto. Presque tout ce qui est écrit par les opposants est faux ou manque de sérieux. L’espéranto est une vraie langue avec une littérature et une culture propre. Mais, le manque de sérieux et l’exagération existe aussi du côté des espérantistes : il n’y a pas 2.000.000 de locuteurs ; la langue a des faiblesses et n’est pas si facile à apprendre qu’on veut bien le dire. (Lanti disait que Zamenhof aurait du travailler sa langue, dix ans encore, avant de la lancer) ; l’esperanto ne deviendra pas la deuxième langue à l’échelon mondial.
Pourtant, l’Esperanto, malgré ses luttes internes comme tout mouvement, porte en lui une invitation à la compréhension et à la fraternité. Présent dans plus de 100 pays, il permet de voyager autrement et de rencontrer des personnes au profil inattendu, parfois à la limite du bizarre, comme Lanti.
Pour situer la place de Lanti, je me suis permis une comparaison rapide avec deux autres penseurs socio -politiques du département de la Manche : L’Abbé de Saint-Pierre 1658-1743. Négociateur au Traité d’Utrecht (1713) – l’équivalent de Yalta (1945) : régler le sort de l’Europe – assurer la stabilité du monde. Témoin de l’âpreté des discussions, il en conçut un ‘ Projet de paix universelle entre les nations », où déjà était posée la question de la place de la Turquie en Europe ! Jean-Jacques Rousseau s’inspira beaucoup de ce livre qui est considéré comme une première ébauche de la Communauté européenne actuelle. En outre, les fondateurs de la Société des Nations (1919) et des Nations Unies (1947) puisèrent aussi dans les propositions du penseur de Saint-Pierre-Eglise. Celui-ci, hommes aux idées foisonnantes, publia encore en 1718 « La Polysynodie », où il critique la politique despotique de Louis XIV et propose des conseils élus. N’oublions pas non plus ses nombreuses propositions en matière d’éducation concrétisées par Bureau Perpétuel de l’instruction publique. Comme on le voit, l’abbé de Saint-Pierre est à la source des idées nouvelles du Siècle des Lumières.
Alexis de Tocqueville (1805-1859) – Grand voyageur, il visita les Etats-Unis. Ce voyage fut, chez lui, l’occasion d’une profonde réflexion sur le fonctionnement de la démocratie. On connaît son jugement sur la Révolution de 1789 : « Tout ce que la Révolution a fait, se fût fait, je n’en doute pas, sans elle ; elle n’a été qu’un procédé violent et rapide à l’aide duquel on a adapté l’état politique à l’état social, les faits aux idées, les lois aux mœurs ». Comme Lanti, il a beaucoup réfléchi sur l’égalité : « L’égalité est un principe, l’égalisation un processus ». Il a souligné que l’égalité est le premier reflexe humain : l’homme sera prêt à sacrifier sa liberté s’il lui semble que l’égalité est respectée. Lanti s’est beaucoup heurté à cette réalité, lui qui voulait voir naître un individu « pensant avec son propre cerveau ».
Curieusement ces trois penseurs ont connu des problèmes de personnalité. L’abbé de Saint-Pierre, chez qui les idées novatrices et généreuses foisonnaient, n’avait pas le caractère à la hauteur de ses projets. Alexis de Tocqueville, trop tôt disparu, se plaignait de sa personnalité : « Je ne serai jamais heureux. Rien n’est d’accord en moi…..Pour un homme organisé de cette manière, il n’y a point de chance d’arriver jamais, quoiqu’il fasse, à un bonheur durable. » En termes plus directs, Lanti a fait le même constat pour lui-même : »Il n’était pas dans la nature de Lanti de connaître une vie sans histoires ». De plus, on connaît les idées suicidaires qui l’ont poursuivi sa vie durant jusqu’à sa fin tragique en janvier 1947.
Que retenir de la pensée socio- politique de Lanti ?
Le grand mérite de Lanti est d’avoir tout de suite diagnostiqué, à la suite d’un voyage sur place et à partir des informations de première main que lui fournissaient ses correspondants espérantistes locaux, que la Révolution d’Octobre, en Russie, n’était qu’un leurre et n’apporterait pas la solution souhaitée au problème du Prolétariat mondial : » Le Socialisme, en URSS, est un FASCISME ROUGE ». Il a eu le courage de trancher immédiatement là où de brillants intellectuels- même un Bernard Shaw - ne cesseront de tergiverser, pendant 50 ans encore, sous prétexte de « ne pas désespérer Billancourt ». En outre, il ne s’est pas contenté d’affirmer. Il n’a cessé d’analyser, de manière toujours plus pointue, le processus dictatorial qui se mettait en place, en URSS, au point de ne pas se différencier des méthodes nazies en Allemagne.
Lanti n’a gardé de Marx que la méthode d’analyse et uniquement dans la mesure où celle-ci pouvait l’aider « à penser par son propre cerveau ».En particulier, il n’admettait pas l’affirmation selon laquelle seules les données matérielles permettent l’évolution. Les idées aussi mènent le monde, disait-il ! Et il n’a cessé de dénoncer ceux qui faisaient du marxisme une nouvelle idéologie, une nouvelle religion avec ses dogmes et ses exclusions.
Brillant autodidacte, pédagogue né, Lanti s’est révélé, à travers ses petits opuscules, un maître dans la manière de penser, confrontant chacune de ses affirmations avec la réalité des faits et acceptant toujours de se remettre en question. Son style lapidaire fait que chacune de ses phrases a valeur d’axiome et confère à sa pensée une extraordinaire unité.
Polémiste né également, sa pensée et son style gardent, sans doute à son corps défendant, une coloration « religieuse » : Dieu, le diable, l’église, les dogmes, les hérésies pointent toujours le bout de leur nez. On est tenté de lui appliquer ce mot de Ernest Renan sur lui-même : « Toute mon œuvre n’est que le flamboiement de mes croyances religieuses perdues. »
Il me semble que Lanti, au-delà de sa personnalité controversée, mériterait que son œuvre et son action soient mieux connues. Mais ses livres écrits en espéranto – ce qui suffit déjà à les déprécier – n’ont connu qu’une diffusion quasi confidentielle Nul doute que le ton de cette « voix » ne pourrait que réveiller le « politiquement correct ». Et comment ne pas ressentir avec lui, en ces temps troublés, le besoin « d’une monnaie unique, d’un gouvernement mondial, d’une langue unique ». On peut, en pensant à Lanti, adopter un vœu sarcastique de Bernard Shaw : » On demande des fous ; voyez où nous ont conduit les hommes sages ! »